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SANTORINI



Rares sont les plateaux de jeu à jouer sur les dimensions. Même le jeu des échelles, cette sorte de jeu de l’oie au parcours sinueux où, précisément, des échelles reliant des cases permettent d’avancer plus rapidement, ne présente qu’une verticalité feinte.

Le terme même de « plateau » est révélateur de cette apparente impossibilité de penser en trois dimensions. Comme la terre avant Galilée, le jeu de société semble condamné à être plat.


Puis est apparu Santorini. Jeu de stratégie compétitif de 2 à 4 joueurs (mais le livret de règle le précise lui-même : le jeu a avant tout été pensé pour opposer deux joueurs, et la suite de cette analyse se bornera à ce mode de jeu), ce dernier propose un plateau qui, précisément, n’est pas plat. Ou du moins ne va pas longtemps le rester.

Car effectivement, en plus de déplacer leurs pions, les joueurs vont soit créer de nouveaux bâtiments, soit prolonger d’un étage un bâtiment déjà créé, jusqu’à, potentiellement poser un dôme, et former une maison qui, évidemment, évoque immédiatement les images que nous avons tous des îles des Cyclades.


Or, précisément, ce choix d’utiliser l’iconographie grecque plutôt qu’une autre (on aurait, après tout, tout aussi bien pu imaginer des gratte-ciels new-yorkais ou des pagodes japonaises) est loin d’être neutre.

Et se pose alors toute une foule de questions. Dans quelle mesure les règles de gameplay ont-elles pu naturellement mener à ce choix esthétique ? Et corollairement, comment ce parti pris thématique a-t-il réussi à faire corps avec les mécaniques du jeu, pour ainsi proposer une expérience à la fois profonde et cohérente ?

C’est à ces questions que nous allons tâcher de répondre dans les prochains paragraphes.




Entre jeu abstrait et jeu de construction :


Parce qu’il se joue sur un échiquier et qu’il oppose deux joueurs, difficile de ne pas comparer Santorini au modèle des jeux abstraits, tels que les dames ou, évidemment, les échecs. Et d’ailleurs, il partage avec ces jeux des caractéristiques évidentes : une mécanique principale basée sur le déplacement de pions, une information pure et parfaite connue simultanément par les deux joueurs, aucune place laissée au hasard.

On est clairement dans un jeu de tactique où la compétence principale réside dans la faculté des joueurs à se projeter et à anticiper les coups adverses.



Toutefois, au-delà des similarités, Santorini se détache très distinctement de ces modèles, et ce, pour une raison très simple : quand il s’agit dans les jeux traditionnels d’annihiler les forces de l’opposant en « mangeant » un par un ses pions – pour le dire autrement, de fonctionner selon un schéma soustractif, ou les forces en présence diminuent mécaniquement – ici, au contraire, les éléments restent. Et plus que cela, ils s’ajoutent. Car chaque joueur contrôle deux ouvriers qui, dès lors qu’ils sont déplacés, vont construire sur une case autour d’eux une pièce d’un bâtiment.

Chaque bâtiment étant composé d’un total de quatre pièces s’empilant les unes sur les autres, ainsi est-on dans un gameplay qu’on peut légitimement qualifier d’additif.



Mais s’il ne s’agit de renverser un roi ou de phagocyter toute une armée, quel est le but de Santorini alors ? Très simplement, il s’agit d’être le premier joueur à parvenir à placer un de ses pions sur le 3ème étage d’un bâtiment.

Cela suppose donc évidemment que soit préalablement construit un bâtiment de 3 étages. Mais ce n’est pas là le seul prérequis de la victoire, car, en effet, les ouvriers sont contraints dans leurs déplacements : s’ils sont libres de se déplacer sur n’importe quelle case adjacente à leur position de départ – y compris donc en diagonal –, il ne peut pas y avoir plus d’un étage de différence entre la position initiale et celle d’arrivée.

Impossible donc de se rendre directement sur un bâtiment haut de trois étages si soi-même on est resté sur le plancher des vaches. Prosaïquement, la solution est simple : il va falloir former grâce à d’autres bâtiments une sorte d’escalier menant vers la victoire. Tout en veillant à ce que son adversaire, lui, n’y parvienne pas.




Un plateau dynamique en trois dimensions :


Ainsi, petit à petit et en temps réel si on peut dire, va se créer sous les yeux des joueurs une véritable petite cité. Certes, une fois la partie terminée, n’importe quel urbaniste pourra trouver à redire sur le caractère fonctionnel de ce village ainsi bâti, mais là n’est pas la question.

Il faut souligner à quel point il est grisant de voir le plateau évoluer et littéralement se construire au fur et à mesure que la partie se joue, gagnant en profondeur et en complexité. Au-delà de l’aspect stratégique qu’il induit – nous y reviendrons juste après – c’est déjà le plaisir esthétique qui est par-là même flatté. Les bâtiments, qu’ils soient achevés ou non, et la ville dans son ensemble : tout respire l’élégance et l’harmonie.



On comprend d’ailleurs mieux l’intérêt d’avoir pris pour cadre l’île de Santorin, dont les bâtiments immaculés sont en effet caractéristiques. Puisque dans le jeu, il est possible tout à la fois de prolonger un bâtiment initialement construit par un adversaire comme de se placer sur l’un d’entre eux, l’utilisation d’une seule couleur neutre, blanche en l’occurrence, connote bien l’aspect partagé du territoire.

Il semble ainsi évident que l’absence de notion de propriété dans les constructions – nécessaire pour ne pas trop contraindre les déplacements et les actions des joueurs et assurer à la fois de la confrontation et de l’interaction – a fortement contribué au choix de la thématique grecque et de l’architecture cycladique.


Mais comme évoqué précédemment, l’intérêt de ces bâtiments, dont les murs blancs et les dômes bleus sont si facilement reconnaissables, n’est pas qu’esthétique ou symbolique. Elle est aussi purement mécanique. Car si la construction des bâtiments vise avant tout à créer ce fameux escalier vers un 3ème étage – condition de victoire on le rappelle –, la possibilité de poser précisément sur un 3ème étage un dôme, qui dès lors va parachever la construction, permet de bloquer un adversaire à deux doigts de remporter le match.



Et on s’en rend compte assez rapidement : tout le sel du jeu consiste à savoir analyser, à la fois au temps t, mais aussi au temps n+1, la disponibilité des cases et les possibilités de déplacements des différentes unités. C’est d’autant plus vrai qu’il s’agit d’un jeu où, on le rappelle, contrairement aux échecs ou aux dames, les pions ne sont pas éliminables : en ce sens, la position qu’ils occupent doit être considérée comme momentanément bloquée, réduisant les possibilités.

Tout ceci associé à la verticalité du plateau de jeu qui, petit à petit, devient une sorte de labyrinthe en trois dimensions, contribue à créer un gameplay tactique de plus en plus tendu, où le moindre déplacement et la moindre construction doit être pensé pour bloquer les futurs plans de l’adversaire, et s’assurer qu’on ne se retrouve pas soi-même piégé dans une impasse, forcé d’effectuer un mouvement qui va in fine accorder la victoire à l’adversaire, ou tout simplement dans l’impossibilité de déplacer ses pions. Les situations sont plutôt rares, mais il n’est pas impossible de parvenir à « emmurer » vivant un pion ennemi, le rendant inutilisable, et assurant son triomphe.



On comprend donc à quel point derrière son apparente austérité – chaque joueur n’ayant que deux pions au final – se cache une réelle richesse stratégique. Savoir sur quelle case positionner ses pions pour avoir accès à des zones stratégiques, assurer son ascension progressive, ou simplement faire barrage par sa simple présence, constitue les compétences autour desquels gravitent la stratégie des joueurs.

Mais il n’y a aucune recette miracle, et le jeu impose également à ses participants une forme de flexibilité, due à la nature dynamique de son plateau de jeu qui se construit petit à petit, et jamais de l’exacte même manière.

Sans conteste, Santorini permet donc une rejouabilité certaine.




Duels mythologiques :


Mais de ce point de vue, le jeu ne s’arrête pas là, en proposant en plus, dans sa variante « experte », différentes cartes, chacune représentant une divinité ou une créature de la mythologie grecque. Et précisément, l’existence de ces cartes va apporter une nouvelle couche d’épaisseur au jeu.

En effet, chacune d’entre elle apporte un « passif » au joueur qui la détient, modifiant drastiquement le champ des possibles. Telle carte va permettre à son joueur de se déplacer non pas d’une case, mais de deux, telle autre va autoriser le joueur, s’il le souhaite, à construire deux bâtiments différents au cours du même tour, une autre encore va donner le pouvoir à un joueur d’échanger la place de deux pions adjacents, etc.

Évidemment, chaque joueur choisit en début de partie une seule carte, et donc un seul pouvoir, qu’il le sera le seul à posséder. Mais avec un total de 30 cartes dieux dans la version originale du jeu, c’est quasiment 900 configurations possibles, et pour chacune d’entre elles, de nouveaux paramètres à prendre en considération pour mener à bien la bataille.



La variété des pouvoirs contribue ainsi véritablement à la diversification des jeux. Une partie au cours de laquelle je joue Arès, qui à la fin de son tour, est capable de détruire l’étage supérieur de n’importe quel bâtiment inoccupé (sans personnage et sans dôme) n’a rien à voir avec une partie sous la protection d’Atlas, qui lui, a la capacité de poser un dôme sur n’importe quelle case, quelle que soit sa hauteur actuelle.



Parfois, c’est même les conditions de victoire qui vont drastiquement changer. Un joueur qui joue le faune Pan peut ainsi gagner non seulement avec la méthode habituelle, mais aussi s’il parvient à faire descendre un pion situé sur un 2ème étage directement à même le sol, forçant de fait l’adversaire à étaler ses constructions.


Certains match-ups se font clairement au détriment d’un des deux dieux. Dans un match opposant Dionysos, qui possède un tour supplémentaire dès lors que l’un de ses ouvriers pose un dôme, à Chronos, qui gagne automatiquement dès que 5 bâtiments sont totalement construits, on voit bien que le pouvoir du premier bénéficie grandement au second.

Pour autant, dans sa globalité, un vrai souci d’équilibrage a été apporté à la constitution de ces pouvoirs. Il n’y a pas une carte qui, intrinsèquement, soit inférieure à la majorité des autres. Et s’il peut arriver au cours d’une partie bien précise, comme évoqué dans l’exemple précédent, qu’un dieu semble avoir naturellement l’avantage sur l’autre, les situations sont suffisamment rares pour qu’elles ne posent aucun problème.


Pour autant, si l’on veut être sûr et certain d’éviter un match déséquilibré, il suffit d’utiliser uniquement les 10 dieux dont le pouvoir est explicitement qualifié par le jeu de « basique ».

Facilement identifiable par l’icone de fleur rose inscrite en bas à droite de la carte, ce set de pouvoirs correspond en effet aux capacités les plus évidentes et les plus faciles à appréhender. Sans manquer pour autant d’originalité (Atlas et Pan, évoqués plus hauts, font partie de cet ensemble), ces dieux apportent des capacités dont la portée des effets et des conditions d’utilisation sont à la fois directs et mesurés.

Ainsi ce set de cartes basiques, puisqu’il propose des pouvoirs faciles à appréhender, et que les combinaisons possibles des oppositions ces pouvoirs ne présentent aucun déséquilibre notable, constitue-t-il effectivement une porte d’entrée tout à fait pertinente pour des joueurs novices voulant se confronter à cette version supplémentaire du jeu.



Concernant l’accessibilité, on ne saurait oublier de mentionner que l’iconographie des cartes, visant à expliquer les pouvoirs par de simples pictogrammes plutôt que de longues phrases, est assez admirable. Certes, en découvrant une carte, un joueur ne saurait faire l’impasse de la lecture complète du pouvoir, présente dans le livret de règles. La carte à elle seule ne peut livrer l’information. En revanche, en tant qu’aide-mémoire, elle remplit admirablement sa tâche, et parvient même à retranscrire avec fidélité et élégance les subtilités du pouvoir en question.

Les graphismes proprement dits des illustrations, quant à eux, ne raviront malheureusement pas tout le monde. Le parti pris graphique, extrêmement rond et cartoon, donne aux différents dieux des traits d’enfants aux têtes démesurés. Sans être laid, loin de là, le choix peut poser question. Mais l’ensemble des cartes étant traités avec la même palette, rien ne jure et on fait très vite abstraction de cet univers graphique, qui a au moins le mérite d’être léger.


Et quoi qu’on pense des graphismes, il faut souligner le soin apporté à la cohérence entre la nature du pouvoir et l’identité du dieu qui lui a été attribuée. Que le Minotaure, le fameux monstre mi-homme mi-taureau, soit capable de charger une case occupée par un adversaire et de pousser le pion vers l’avant en lui volant sa case, ou qu’Aphrodite, déesse de l’amour, contraigne les pions adverses à se déplacer uniquement sur une case adjacente à un de ses propres pions, comme s’ils étaient envoutés en quelque sorte, a un sens intrinsèque qui rajoute en cohérence. En ce sens, et bien qu’il ne s’agisse évidemment pas de l’objectif premier du jeu, il est évident malgré tout que jouer à une partie de Santorini peut constituer une manière extrêmement ludique de réviser ou de faire découvrir la mythologie grecque. Or, il est évidemment très appréciable de voir que la thématique du jeu ne se borne pas à être uniquement esthétique ou mécanique, mais qu’elle soit également culturelle.



À travers l’exemple de Santorini, nous avons donc pu voir à quel point les choix de design se font écho les uns aux autres et s’influencent mutuellement dans une sorte de jeu de miroir.

Difficile de dire avec certitude sans interroger les auteurs quelle intuition originelle a guidé le reste du processus de création. Est-ce la volonté de sortir du carcan des jeux de plateau en proposant l’un des premiers – si ce n’est LE premier – jeu de société au gameplay 3D ? Ou est-ce plutôt le désir de rendre hommage à la Grèce, à son architecture et à sa mythologie ?

Dans le fond, peu importe. Ce qu’il faut retenir avant tout ici, c’est l’élégance d’un système dans lequel toutes les ramifications convergent vers le même point. C’est clairement parce que cette cohérence originelle existe que le jeu peut se permettre de s’étoffer et d’inclure de nouvelles couches de complexité – ici, en l’occurrence, le système de cartes et de divinités.

La démonstration est criante de vérité. Le jeu est parfaitement jouable, amusant et intéressant sans ces cartes. Mais parce que le système de base forme, à lui seul, un tout parfaitement identifiable et complet ; et parce que cette « extension » elle-même est entièrement pétrie par les valeurs cardinales de ce système, son ajout n’est ni superflu, ni nécessaire. Elle constitue simplement un degré de profondeur supplémentaire, ce qui n’est pas anodin dans un jeu qui joue avec la verticalité et les dimensions. Santorini, édité par Spinmaster, sorti au printemps 2018

Article publié le dimanche 28 mars 2021




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